Flou.


    Un terme assez agressif, certes. Un mot sémantiquement défini par un négatif. En effet, le flou est « une absence de netteté », un déficit de vue qui imbibe les formes dans une épaisseur jugée imparfaite. Le flou est un défaut. Du moins, c'est ce que près d'un siècle d'esthétique photographique a essayé d'imposer à la création artistique.

    Alors, viens cette question : pourquoi s’attarder sur le flou ? Pourquoi accorder un support et une rhétorique à une notion, pour ainsi dire, si vague ? Il est assez complexe d'appréhender l'essence même du flou, ce qui le définit (positivement j'entends). De fait, la matière ainsi déformée et chimérique que propose l'image floue semble au premier regard assez brutal, violente, voire même vertigineuse. Si la netteté correspond à la perception que l'on se fait du monde à travers nos sens, le flou lui nous gène, nous dérange. Il préoccupe. Comme s'il n'était pas le bienvenue dans nos représentations, qu'il n'était pas naturel. Et pourtant, objectivement, il se pourrait bien que ce soit flou que le réel semble le plus fidèle à ce qu'il est.
 

    Posons les bases. L'humain est un être de conscience propre. C'est à dire qu'il ne perçoit et ne se représente le monde que par sa conscience subjective qui ne se limite qu'à son champ de réflexion et d'action propre. Pour ainsi dire, ce qui entoure l'humain, ce qu'il envisage et quantifie par la raison, tout ce qu'il théorise et pose par l'idée, tout cela ne sont que des représentations subjectives. Le lien avec le flou se tisse. Si nous ne sommes que des êtres par essence subjectifs dans un monde objectif, ce dernier ne pourra qu'être à nos yeux déformée, vague, flou. Partons de cette rhétorique simple et (sans doute trop) facile : pose une vérité et viendra la question du paradigme et présupposé qui la rend possible, en découle la question de l'origine de ce présupposé que l'on a prit pour vrai. Le cycle se répète, sans jamais pouvoir ne serait-ce qu'envisager l'essence de la chose qu'il questionne. De fait, la notion même de vérité est un présupposé qui ne trouve aucun fondement véritable et objectif dans un monde qui nous transcende inéluctablement. C'est cela, la vérité en soi n'existe que parce qu'elle est nécessaire à l'homme. Une illusion fabriquée de toute pièce face au danger de l'anomie.
    Cette démonstration (que l'on n'aura de cesse de critiquer, et soit, faites donc) nous amène alors au constat suivant : les notions, les idées, les perceptions des sens, tout cela est flou. Tout cela n'est qu'un reflet déformé par notre conscience subjective d'une image « réel » qui ne peut se rendre objective. Pour reprendre E. Mach : : « l’univers est un être unilatéral, dont le complément miroir n’existe pas, ou du moins, ne nous est pas connu ». L'existence brute, cette vaste chimère décrépie par les nécessités et les logiques, nous est étrangère en tout point. Elle nous échappe, Heidegger nous l'explique si bien : nous pouvons que rater « l'Il y a », le fait même qu'il y ai quelque chose, et à défaut, nous nous noyons dans ce qui est, en éludant la question originelle d'un simple épicurisme et matérialisme si humain.
 
    Et là, une tentative. Si le monde me paraît si flou, alors pourquoi ne pas tenter de le saisir tel qu'il me semble être ? C'est là toute ma pratique photographique. Chercher à souligner et révéler (ou du moins, tenter de le faire) ce flou ubique qui nous effraie, tout en étant la condition sine qua non de notre perception. De fait, le temps, la vie, tout cela peut se résumer en une trajectoire, une motricité, un mouvement, une épaisseur, une durée. Saisir cet ensemble diffus dans le net, c’est le figer dans le plâtre, c'est lui arracher un instantané moribond. Le net est un geste cruel, violent, illégitime. Il est une tromperie qui enveloppe le réel dans une immobilité en parfaite opposition avec son essence, en se justifiant du vertige que le flou permanent du mouvement nous inflige.
 
    C'est là une lutte assez étrange, je l'admets. Lutter contre le confort du net, vers un flou dangereux car paradoxal et instable pour la raison. Ainsi, je ne vois pas mes photographies comme belles. Au contraire, je les souhaite nauséabondes, déstabilisantes, vertigineuses. Je crois que le mot juste serait « étrange ». Ne pas perdre de vue ce qui est invisible, embrasser le flou. Le phrasé est facile. La plastique beaucoup moins. Et puis, il y a le choix du médium. Épouser le non-représentable, ce qui nous échappe, le tout par la photographie, médium du net et de l’immobilité par excellence... Il y a là un étrange dessein, non ?

 


    « Ça a été ». Voilà ce qu'assène R. Barthes dans sa Chambre claire au sujet de la photographie. La photographie ne peut pas mentir, du fait même qu'elle n'existe que par la lumière dont elle s'imbibe, lumière et formes qui ont dû être devant l'objectif. Il ne peut en être autrement, la photographie ex-nihilo est par définition une impossibilité. Une photographie est un vol : la capture violente d’une âme qui ne lui appartient pas, un vol dans le simple but tautologique de rendre vivant le médium inéluctablement mort. Destruction créatrice : la photographie tue par le cliché pour simplement naître. La photographie ne peut pas mentir alors ? Oh que si, elle le peut. Sinon, que dire de ces clichés que vous avez sous les yeux depuis le début ? Sont-ils fidèles à un monde perceptible par l’œil et l’œil seul ? Sont-ils (diantre, je hais ce mot) réalistes ? Non. Ça serait trop simple. Là est le jeu du flou : il possède une autorité totale sur la matière qui le compose. Il peut autant anéantir une vision et transfigurer un corps que fabriquer des chairs, des formes, des espaces, des règles. Il absout et dissout l’existence dans un bain d’instantanéité et de mouvement. Alors, « ça a été » ? Dans le flou photographique, je ne suis rien, rien de plus qu’une épaisseur entre deux lignes folles. Précisément, plus rien n’est car rien n’a jamais été sur la pellicule : une photographie, tout comme notre perception, est un mensonge qui fabrique une architecture illogique et illusoire d’un monde suivant ses propres lois, le tout sur les ruines de notre réel et de la lumière dont l'objectif se nourrit.

 

Hugo Jacq

 





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